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A l’occasion de l’exposition “Nadia Léger, une femme d’avant garde” qui se tiendra au Musée Maillol du 8 novembre 2024 au 25 mars 2024, Jean du Chatenet, co-commissaire de l’exposition, expert spécialiste de Fernand Léger et co-fondateur du Comité Léger nous livre ce long article tout en profondeur dont nous vous recommandons vivement la lecture.

Vous y découvrirez l’admiration réciproque entre deux artistes, des influences croisées et surtout une fidélité artistique qui traversa le vingtième siècle.

 

Nadia et Fernand

C’est l’histoire d’un couple d’origine rurale attiré par la recherche et les expériences nouvelles de la peinture, celle de deux artistes d’avant-garde.

L’un était d’origine normande, l’autre d’origine russe. Tous les deux voulaient quitter leur campagne pour monter en ville. Pour Fernand, ce sera Paris, pour Nadia, venant d’une région beaucoup plus reculée, ce sera, alors qu’elle n’a pas encore 18 ans, une grande aventure : Smolensk, Vitebsk, Varsovie et enfin Paris.

Leur thème favori avant même leur rencontre n’était pas les paysages mais la figure humaine décomposée ou stylisée, puis traitée dans une recherche de formes et de couleurs nouvelles.

Nadia est influencée par son maitre russe Malevitch, Fernand par le français Cézanne. Mais pour tous les deux, la pulvérisation des formes, pour employer la formule de Fernand, est un fil conducteur.

Fernand a une palette plus forte en couleur dès 1913, tandis que Nadia, venant des pays de l’Est, a une palette sombre, proche de celle de Fernand avant 1913. Mais pour les deux, les couleurs sont très harmonieuses, chacun dans une gamme chromatique opposée dans un esprit constructiviste personnel et d’avant-garde.

 

La rencontre

Nadia rencontre Fernand en 1925. Elle est le modèle vivant des femmes représentées dans ces œuvres des années 1920 à 1924, dont « Le grand déjeuner », « La femme au chat », toutes deux de 1921, mais aussi le « Buste de femme » de 1922 ou « La femme au bouquet » de 1924. Elle est arrivée à Paris de Varsovie où elle fréquentait l’avant-garde polonaise. Précédemment, elle était élève de Strzeminski, disciple de Malevitch, à l’École des Arts de Smolensk, temple de l’avant-garde russe.

A son arrivée, elle ne parlait pas le français. La première rencontre entre Fernand et Nadia est cocasse : Il lui a chanté une petite chanson normande. Elle fut immédiatement séduite… C’est la femme d’Ozenfant, russe elle aussi, qui fit par la suite office de traductrice.

En 1925, Nadia peint des compositions issues de l’avant-garde russo-polonaise avec une palette plutôt sombre à dominante de noir et de marron. Fernand est lui-même dans des compositions similaires mais avec des couleurs beaucoup plus éclatantes et claires. Les deux avant-gardes sont de fait très proches.

A partir de 1926, fréquentant désormais l’atelier, sa palette s’éclaircit sous l’influence de Fernand qui la pousse vers une palette de plus en plus forte en couleurs.

Malheureusement, peu de tableaux d’elle nous sont parvenus aujourd’hui. Nadia, totalement désargentée, était très occupée à organiser son installation à Paris et avait peu de temps à consacrer à son art. Elle fera des ménages pour pouvoir continuer à peindre. Mais malgré tout, elle entamera une relation amoureuse avec Fernand dès 1926.

C’est à partir de cette période qu’elle commence à être aussi de plus en plus proche artistiquement de Fernand : Il sera influencé par sa palette issue des premières compositions cubiste, en confère une série de natures mortes, dont la « Composition à la feuille », « Composition au feuillage » et « Parapluie et chapeau melon » toutes de 1926. La palette de Fernand s’assombrira en gardant quelques rehauts de couleurs primaires.

 

La confiance du Maitre : Influences croisées

Au début des années 30, Nadia se voit confier par Fernand la direction de son académie de peinture au 86 rue Notre Dame des Champs « Académie moderne » qui à sa création en 1920 était co-dirigée avec Othon Friesz. Viendront après Marie Laurencin puis Amédée Ozenfant.

Dans sa jeunesse, Nadia confiait qu’une de ses camarades de classe possédait une photo de la Joconde et que c’était pour elle un émerveillement d’avoir le privilège de la regarder quelques instants.

Et c’est vers 1930 que Fernand fait une série de tableaux représentant la Joconde avec une composition suprématiste dans un fond semblable à l’avant-garde russe. C’est ici la première influence notable de Nadia dans l’œuvre de Fernand. Ils seront également tous les deux influencés par le surréalisme. Nadia collabore alors activement à la revue franco-polonaise d’art contemporain où seront reproduites des œuvres de Hans Arp. Ils en tirèrent la schématisation de la forme humaine.

1936 : Fernand fait le portrait de Madame Maud Chester Dale lors d’un voyage aux Etats-Unis. Nadia fut « touchée » par ce magnifique tableau, mais qui n’était à ces yeux qu’une œuvre de commande pour une grande capitaliste. Elle y répondra en faisant « Autoportrait au drapeau rouge », mettant en valeur l’opposition idéologique. Doit-on y voir une petite jalousie amoureuse ?

10 ans plus tard, Nadia reviendra sur le portrait de Maud Dale gardant à peu de chose près la même composition à l’exception du visage qui la représente à la place de la capitaliste américaine. Ce tableau sera choisi pour orner, sous forme de mosaïque, sa tombe à Callian.

1937 : « La Femme à la pierre » est le premier tableau de Nadia pouvant être considéré comme sous influence importante de Fernand. C’est un tableau proche de Fernand, comme « Adam et Eve » de 1937 ou la « Composition aux deux perroquets » commencée en 1935 et achevée en 1939. On y trouve une sensibilité féminine plus expressive mettant en valeur la beauté de son modèle… comme pour passer un message ?

Son amour pour Fernand commence à être soumis. Il n’y a plus de concurrence mais de l’admiration et encore plus, de la reconnaissance, avec une touche « fleur bleue ». Cette soumission artistique presque totale est pourtant celle d’une personnalité artistique forte mais qui reconnait la vérité du Maître. L’ « Autoportrait à la racine » témoigne de cet attachement, la racine symbolisant Fernand et sa Normandie de Lisores.

 

La guerre

Puis vient la guerre. Fernand, considéré par les Nazis comme un artiste dégénéré, est obligé de quitter la France. Il sera exfiltré vers les Etats-Unis via Marseille puis Lisbonne grâce à Peggy Guggenheim. Nadia ne possédait alors qu’un passeport Russe. Elle n’avait donc pas d’autre choix que de rester en France et de rejoindre la clandestinité de la résistance, recherchée comme communiste, russe et de plus compagne d’un artiste dégénéré !

Sur le plan artistique, elle réalise en 1940 un portrait de Fernand dans le style du Maître mais avec un visage sévère de héros soviétique, peu flatteur, reflétant le sentiment d’abandon qu’elle éprouve… jusqu’à lui en vouloir d’être un égoïste qui l’a laissée tomber ?

Deux ans après l’exil de Fernand aux Etats-Unis, elle fera en 1942 son « Portrait au coq rouge » où Fernand apparait à nouveau comme un héros soviétique mais cette fois portant les valeurs de la France qu’il représente à l’étranger.

Fernand et Nadia resteront séparés jusqu’à la fin du conflit. Influencé par son nouvel environnement, Fernand s’éloigne des compositions s’inspirant de sa ferme normande de Lisores. Il choisit des thèmes comme les plongeurs, vus dans un premier temps dans port de Marseille au moment de son départ ou des compositions plus abstraites, influencées par des peintres américains.

La période américaine, de 1940 à 1946, est une période à part. Mais c’est une période très intéressante dans l’œuvre de Fernand, qui souffre d’avoir quitté son pays et les siens. Nadia aussi souffre : Elle est loin de son amant et ses activités de résistante sont très stressantes. Elle réalisera néanmoins des tableaux forts avec toujours un message pour Fernand, comme si sa peinture devait être en communication avec le Maître : « Le serment d’une résistante » et « La femme pendue » tous deux entourés de silex normands en forme de cœur.

 

Le nouveau départ

La guerre se termine. Après un exil de 5 années aux Etats-Unis, Fernand Léger rentre en France en décembre 1945, adressant à Jean-Richard Bloch par télégramme peu avant son départ son adhésion au PCF.

Ce sont enfin les retrouvailles. La réouverture de l’atelier Léger consacre à nouveau Nadia comme directrice. Fernand quant à lui cherche à renouer des relations avec des marchands pour vendre à nouveau des peintures.

Mais tout juste après la guerre, les clients se font rares… Fernand en profite pour travailler avec acharnement en faisant un grand nombre d’études à la gouache qu’il peut facilement écouler, car à moindre prix.

Nadia ne pense qu’à réinstaurer Fernand sur le devant de la scène, son absence pendant le conflit le faisant passer aux yeux de certains comme un traître. C’est elle, la fervente résistante communiste et ses relations avec les hauts dirigeants du Parti qui le remettra en selle.

Fernand peint « Adieu New York ». Une vraie rupture : En ces temps de maccarthysme, son adhésion au Parti Communiste lui interdit désormais l’obtention d’un visa. Il ne mettra plus jamais les pieds aux Etats-Unis…

Qu’importe, ce sont les artistes américains, et non des moindres, qui viendront à lui dans son académie. Il est vrai que Fernand parle parfaitement l’anglais.

Voilà qui peut sembler paradoxal : Avec le recul, on peut avancer que cette adhésion au PCF est moins par conviction idéologique qu’à l’initiative de Nadia Léger, fervente communiste, qui a à cœur d’intégrer le maître dans le courant intellectuel dominant de l’immédiat après-guerre.

N’oublions pas non plus que beaucoup de salles d’expositions étaient alors tenues par le Parti communiste. A cette époque, l’intelligentsia (un mot issu du russe !) était, et c’est le moins que l’on puisse dire, très communiste. Mais Fernand ne fait pas de politique. Il se considère avant tout comme un peintre, tout à ses recherches de nouvelles compositions.

Désormais Boulevard de Clichy, l’atelier rassemble vite plus de 70 élèves de toutes nationalités. C’est devenu « le spot » créatif de l’après-guerre. Fernand en sera le « gentil » professeur laissant les élèves dans leur liberté, Nadia « la critique » et Georges Bauquier le secrétaire… et l’amant de Nadia !

En continuité de ce qu’il avait commencé avant la guerre grâce à la complicité de Nadia, de son ami Le Corbusier et des élèves de l’atelier, les commandes affluent en 1937 : Le pavillon des artistes modernes ou « Le transport des forces » au pavillon de la découverte pour l’Exposition Internationale des Arts et des Techniques.

Le Parti Communiste passe aussi commande, mais à Nadia, qui se chargera de concevoir les maquettes pour de grandes compositions murales exécutées par les élèves de l’atelier selon les principes du couple. Ainsi les grands portraits des héros soviétiques ornant la salle du grand congrès de 1947.

En l’absence de Fernand, c’est elle la patronne, elle l’enseignante. Et nombreux sont les élèves qui deviendront des célébrités : Ellsworth Kelly, Kenneth Noland, Sam Francis, Sam Szafran, Bengt Lindström, Serge Gainsbourg, Aurélie Nemours, Asger Jorn… La liste d’avant-guerre n’était pas moins éloquente : Nicolas de Staël, Maria Helena Vieira da Silva, Wolfgang Paalen, William Klein, Hans Hartung, Louise Bourgeois (c’est Fernand qui lui suggèrera de se consacrer à la sculpture), Tarsila do Amaral, Erik Olson, Marcelle Kahn, Franciska Clausen, Otto Gustav Carlsund… la liste est longue !

Le lieu est un endroit qui réunit dans une formidable effervescence des personnalités issues de toutes les cultures. Cela permet à Fernand et Nadia d’être en prise directe avec toutes les tendances de l’époque, de l’abstraction à la figuration. Mais pour eux, la pulvérisation de la forme a déjà été faite dès 1908 et le retour à la figuration doit désormais s’imposer.

L’atelier Léger a des principes. Pour le couple de professeurs, pas question d’enseigner et de jouer les néo-plasticiens qui résument l’art à une poussée douteuse vers le n’importe quoi pourvu que cela se fasse pour se vendre à la demande d’un marché.

L’enseignement restera dans un choix d’équilibres géométriques colorés avec des éléments judicieusement choisis donnant une impression que c’est arrêté et que rien ne va plus. Cela à l’air mais cela n’est pas, ce qui donnera un coefficient de beauté qui n’étonnera pas et n’apparaitra pas.

Les objets mariés et assemblés avec des couleurs primaires harmonieuses donneront la composition. « La couleur est un élément vital comme l’eau et le feu, c’est un besoin essentiel » dira Fernand.

Après un démarrage cubiste en grisaille, le  « ton local » (c’est une expression de Fernand) prend peu à peu sa place. Mais attention : trop de couleurs tue la couleur. C’est savamment que le couple choisira délicatement les nuances de couleurs primaires – bleues, rouges, jaune – de sorte qu’à la fin une couleur s’impose. Mais ces couleurs ne sortent jamais de leur famille : Le bleu reste un bleu. Le ton local est le plus important. La couleur doit rester fixe et immobile.

En 1951, Fernand sera nommé vice-président du groupe « Espace » fondé par ces amis André Bloc et le peintre-architecte Félix del Marle. Il s’agit là de mettre des sculptures monumentales dans la nature, le premier lieu d’expérimentation étant Biot. De là naitra l’idée au couple de concevoir des céramiques monumentales avec Roland et Claude Brice anciens élèves de la rue Notre Dame des Champs et désormais céramistes.

Marie Cuttoli passera commande de tapis et de tapisserie, le père Couturier de vitraux et de mosaïques, l’architecte brésilien Villanueva également. Nadia continuera après la mort de Fernand cette production, en connaissant tous les principes en bonne associée et épouse.

L’atelier a beaucoup de travail. Il gagne des commandes d’œuvres monumentales exécutées par l’atelier pour orner des grandes salles en collaboration avec des designers, comme Gio Ponti, qui créeront des mobiliers en accord avec les couleurs de Léger. On pourrait citer aussi la commande de la triennale de Venise ou encore les fresques se trouvant dans la grande salle des Nations Unis. Pour la petite histoire, celles-ci ont été réalisées par Bruce Grégory, élève de Léger. En effet, Fernand Léger ayant la carte du parti communiste, il ne pouvait plus se rendre aux Etats Unis.

Que de chemin depuis le début de l’atelier. D’abord simple académie d’art enseignant le dessin et la peinture et à présent une factory publicitaire au service de grandes institutions.

 

Art populaire et Réalisme socialiste : L’ouverture vers le Pop’Art

Ce n’est pas nouveau : Toute idéologie, toute révolution, cherche à imposer son esthétique.

L’une des premières décisions des soviets fut de créer un département des Beaux-Arts : les artistes se devaient alors d’être les animateurs de la société nouvelle et de créer une esthétique de la révolution. Ainsi dès 1917, à Vitebsk, les peintures de Malevitch, réalisées par ses disciples, ornaient les rues pour glorifier la révolution et faire passer les messages d’un monde nouveau.

Fernand était un homme profondément généreux et sensible. Son art se veut populaire et accessible à tous. Il a une fibre sociale sincère, a la culture du partage et l’amitié fidèle. Mais ses profondes racines paysannes ancrées dans sa terre de Lisores, son havre d’inspiration et d’amitiés joyeuses (Blaise Cendrars, les frères Fratellini, Le Corbusier, Daniel Wallard…), l’empêchent de tomber dans le piège de l’idéologie. Il se refusera toujours à produire un art de propagande.

Nadia en revanche était une grande militante, très proche d’Aragon, rédacteur en chef du journal « Les lettres françaises ».

Nadia a désormais du temps pour travailler des tableaux avec Fernand. Le couple est en parfaite osmose, les recherches et les sujets sont pensés ensemble : Un merveilleux souffle créatif qui nous laissera un grand nombre de chefs d’œuvres.

Les marchands se réveillent et les commandes commencent à affluer. La pensée du couple bouillonne et « l’entreprise Léger » bat enfin son plein. Le nouveau souffle figuratif empreint de thèmes populaires se vend très bien. Tandis que Fernand réalise « Les Constructeurs », « La Partie de Campagne » et « La Grande Parade », Nadia peint « Les Femmes Soviétiques », « Les Musiciens Tadjiks » et « Les Mineurs ».

Petite anecdote : Quand Nadia réalise son tableau « Les Musiciens Tadjiks », elle se mettra à danser et à faire des claquettes pour déconcentrer Fernand en plein travail sur le tableau qu’il réalisait en même temps !

Observons l’opposition entre les deux artistes : Elle réside dans le fait que Nadia veut que la figure humaine soit expressive pour transmettre un message proche du réalisme socialiste. Pour Fernand au contraire la figure doit être traitée comme un objet. Mais tous deux revendiquent un retour à la figuration avec des thèmes populaires. Nadia ira puiser ses idées dans ses origines russes et Fernand, dans un même élan, dans ses origines normandes, dans le creuset de sa ferme à Lisores.

C’est la couverture du magazine « URSS en construction » de novembre 1949, auquel Nadia était abonnée, montrant la construction d’un immeuble de la place Smolensk de Moscou qui est l’un des éléments déclencheurs de la série des Constructeurs. L’autre élément sera la ligne électrique installée par les allemands en 1942 dans sa ferme de Lisores qu’il découvrira à son retour d’exil.

Quand Fernand fait « Les Constructeurs », les ouvriers sont sans expression et ne se tiennent pas d’une façon normale dans les échafaudages. Ce sont, en quelque sorte, de mauvais ouvriers…

Lorsque des toiles de Fernand furent présentées dans une des cantines du comité d’entreprise des usines Renault à Boulogne-Billancourt, elles ne furent pas comprises. Assis à table au milieu des ouvriers, Fernand écoute leurs réactions : « Regarde-moi ses mains… Impossible de travailler avec des mains pareilles ! Si tu te tiens comme ça sur l’échelle tu es sûr de te casser la gueule !». La CGT refusera même le don du grand tableau des Constructeurs !

Et pourtant : Les Constructeurs resteront comme l’œuvre contemporaine où l’expression sociale du travail est la plus plastiquement réussie, la plus puissante et monumentale.

Nadia, elle, représente les ouvriers avec des visages agréables, tenant parfaitement leurs instruments de travail, bref de parfaits personnages de propagande magnifiant la classe ouvrière. Voilà de quoi satisfaire Monsieur Aragon…

Aragon préférait la peinture du Nadia, car beaucoup plus engagée sur la façon de traiter le sujet. En témoigne la grande toile de Nadia accrochée dans son bureau « Les musiciens tadjiks » et non pas un tableau de Fernand, le considérant presque comme un traitre à la cause !

Sur le plan intellectuel aussi, il se sentira très proche d’elle, allant jusqu’à parfois se disputer avec Fernand, qui pourtant faisait des sujets populaires. Il l’accuse de ne pas faire une peinture assez engagée, ne mettant pas en avant les valeurs du Parti.

Toute cette osmose conduit le couple et plus particulièrement Nadia à ouvrir la porte sur ce que l’on appellera plus tard le mouvement Pop Art.

Quand le parti communiste passe commande à l’atelier, c’est Nadia qui s’en charge. Il s’agit de décorer les grands congrès du Parti d’immenses portraits de héros communistes.

Elle veut faire autre chose que du Fernand. Elle puise alors dans ses nombreuses expériences et un savant cocktail en surgit : Harp, Rotchenko et la photo donneront naissance au nouveau style de Nadia qui s’avèrera stylistiquement précurseur du mouvement Pop Art, loin de l’abstraction, courant dominant de l’époque.

Au début des années 60, Le Pop Art est une rupture avec les Beaux-Arts. C’est un mélange d’art publicitaire, d’art de la rue et d’expériences nouvelles. Nadia avec ces portraits de héros communistes en a montré le chemin avant Rottela, la bande des nouveaux réalistes du critique d’art Pierre Restany.

Soixante ans plus tard, l’artiste Shepard Farrey Obey et sa célèbre affiche « Yes we can » en est un parfait exemple !

La technique est la même : Un héros politique transformé en icone avec des couleurs primaires pour le plus large public. Nadia part de photos dont elle ne garde que les contours pour les remplir de peinture en aplats de couleurs.

Après-guerre il y a des liens forts entre artistes américains et européens. Andy Warhol et Roy Lichtenstein se revendiqueront de Fernand Léger, mais c’est plutôt l’atelier qui les influence. Les artistes américains prennent un sujet propre à leur culture… et le réalisme socialiste devient le Pop Art, symbole de l’écrasante domination économique des Etats Unis de l’après-guerre… mais les racines viennent bien de la vieille Europe : Fernand et Nadia font partie des fondateurs de ce socle populaire.

 

L’héritage

Cela montre le degré d’implication des deux artistes, unifiant leurs pensées pour réaliser des compositions proches stylistiquement, tout comme Robert et Sonia Delaunay ou encore Dorothea Tanning et Max Ernst. Lorsque le premier décèdera, l’autre continuera en solitaire dans la même trajectoire, mais avec le doute, l’angoisse et l’expérience comme nouveaux associés.

Pour Fernand, il existe deux façons de peindre : Il y a le tableau de chevalet qui est fait à deux mains et la composition murale qui est faite à 4 mains dans la tradition des grands ateliers de la renaissance.

En 1950, Fernand fait un AVC suite à une chute d’une échelle dans sa ferme de Lisores. Il est très fatigué comme on peut le voir sur les photos de l’époque. Les commandes affluent, notamment par l’intermédiaire du marchand Kahnweiler qui privilégiait les grands formats. C’est alors que l’on peut s’interroger sur le rôle exact de Nadia dans son œuvre d’après 50.

C’est également à cette époque qu’ils vont s’intéresser à d’autre formes plastiques comme le vitrail, la mosaïque, la céramique et la tapisserie. Les maquettes à la gouache vont être réalisées par Fernand, avec l’assistance de Nadia qui poursuivra et développera ce travail après sa mort en 1955, dans le cadre de ce que l’on peut appeler des éditions. Elle les commercialisera dans son centre d’Art International inauguré en 1970, au 99 Boulevard Raspail dans l’ancienne galerie du Marchand Kaganovitch.

Ayant le titre d’ayant droit, elle rééditera avec les mêmes artisans, vitraux, mosaïques, céramiques et tapisseries à partir d’œuvres choisies par elle en respectant pleinement l’esprit dont elle est la dépositaire. Elle réussira parfaitement ce contrat moral, avec goût et succès, prolongeant ainsi l’œuvre de Fernand après sa disparition.

A la mort de Fernand, Nadia est extrêmement choquée par la perte de son mentor. En témoigne une gouache datée du 17 septembre 1955 représentant Elsa Triolet où elle écrit en bas ces mots :

« Ma chère Elsa, J’ai dessiné ce portrait pendant les jours où j’ai souffert après la disparition de Léger survenue il y a un mois, mais je suis toujours en vie. Tu étais ma consolation. Je ne sais pas à quoi ressemble ce portrait. On dirait que je me regardais moi-même en faisant ton portrait. Paris 1955, Nadia Léger Petrova ».

Aragon publie en hommage à Fernand dans Les lettre françaises un dessin représentant Maïakovski et Lili Brick, la sœur d’Elsa Triolet, traité de façon complètement figurative et réaliste, très proche d’un dessin de Nadia. Cela n’a pas vraiment de sens : Il s’agit là probablement d’une des rares œuvres réalistes et figuratives de Fernand. Tout à son idéologie, Aragon cherchait-il par là à truquer les cartes pour faire assimiler l’œuvre engagée de Nadia à celle de Fernand ?

Nadia donnera de nombreuses œuvres de Fernand à des musées – musée Sztuki à Lodz en Pologne, musée Pouchkine à Moscou – et à des institutions en France. Elle organisera également des grandes expositions, comme celle du musée Pouchkine en 1963 ou du Grand Palais en 1971.

Nadia avec l’argent de l’héritage de Fernand construira sur ses fonds propres le musée de Biot (Alpes Maritimes).

Cette construction commencera en 1955, à la mort de Fernand sur un mas qu’ils avaient acheté environ six mois avant sa disparition : Le mas Saint André.

Cette magnifique construction, avec la collaboration de l’architecte russe André Svétchine, commence en 1956 et sera inaugurée en 1960. Pour la première fois, c’est la mise en valeur des œuvres de Fernand qui commandent à l’architecture et non pas l’architecte qui commande des œuvres à Fernand. Le musée ainsi créé sous l’orchestration de Nadia est bel et bien une œuvre d’art du couple introduisant des maquettes inédites.

Nadia mettra cinq ans pour le construire et sept ans après, elle en fera don à l’état français avec toute la collection (quelques 360 œuvres). L’ensemble est inventorié en 1967 pour la somme de 28 millions de francs, ce qui représente une somme colossale. C’est alors le plus important musée en France dédié à un seul artiste. On y trouve les pièces majeures de la collection de Fernand dont il n’a jamais voulu se séparer : Le Grand Remorqueur, La Femme en Bleu, Les constructeurs, La Joconde aux clés…

Ce n’est pas seulement un immense hommage à feu son mari, mais finalement une œuvre de collaboration.

Le complément de cet œuvre est la Ferme Musée Fernand Léger à Lisores (Calvados), source d’inspiration et laboratoire du Maitre.

Ayant besoin de compenser la perte de son mentor, elle décida de prendre à ses côtés son amant Georges Bauquier qu’elle épousera après la mort de Fernand. Mais les choses avancent plus vite sur le plan matériel que sentimental. Son nouveau mari, comme écrasé par cette énorme personnalité, la trompera. Elle en sera meurtrie. Malgré cela, son héritage sera partagé « à parts égales » entre sa fragile fille Wanda et Georges Bauquier car elle l’estime capable d’assurer le relai de la défense de l’œuvre de Fernand.

Nadia s’occupera jusqu’à sa mort en 1982 de l’expertise des œuvres de Fernand.

Georges Bauquier, entré à l’atelier en 1930 grâce à Nadia, fera à partir des archives du Maitre et de son épouse le catalogue raisonné des peintures. Bien que commencé sous la direction de Nadia, il sera publié après sa mort mais sans qu’il soit fait mention d’elle.

 

Nadia s’est de son vivant effacée totalement sur le plan artistique face à celui qu’elle surnommait dans l’intimité « Le Maitre » pour glorifier son œuvre.

Il faut rendre hommage au jusqu’au boutisme de cette forte femme que rien ne détourne de ses idéaux. Le don à l’Etat Français du musée de Biot et de l’entièreté de ses collections est un acte très communiste, faisant passer la transmission de l’art au peuple avant sa propre famille.

Il nous reste aujourd’hui son œuvre qui couvre l’Europe du vingtième siècle, commencée sous l’influence de Malevitch qu’elle a fui pour fusionner avec passion avec Léger.